mardi

clause

Je prends le métro chaque jour, 
en conséquence chaque matin et chaque soir, 
à des heures que je voudrais précises et immuables. 
Mais il y a des incidents, ça joue sur les horaires. Ces perturbations n’empêchent pas ma propre régularité. Je sais ce qu’il en est. J’ai tendance à croire que c’est ce qui compte. Entre les moments aléatoires, je souscris à des choses certaines, le mieux que je peux. Je considère qu’il y va de mon devoir, dans ce monde qui va à vau-l’eau. 

Je suis donc à 7h42 debout devant l’aquarium, je regarde les galets du mur en attendant la voiture n°3 qui me laissera adéquatement devant l’escalator, réduisant ainsi à vingt-cinq minutes le temps de trajet de mon domicile à mon travail. Dans chaque voiture, les écrans nouvellement installés, à tête de ballons, permettent aux passagers de surveiller ce qu’il se passe aux alentours. Il est ainsi plus aisé de dévisager sans que ça ne soit, déjà, pris pour du harcèlement. 

Le type que je vois à l’écran, il ressemble à mon père. Il marche dans la travée, avec son manteau gris et sa barbe, je l’entends presque soupirer, combien il me trouvait trop carré, trop rationnel, trop évidemment terre à terre, combien il me manquait ce petit grain combien je ne pouvais pas avoir pour seul horizon une carrière (moue de mépris) 

combien c’était indécent

(un affront fait à son être de poète incompris)

combien il aurait de loin de très loin préféré je le supposais un voyage sans retour et si intense avec soi dans des endroits sauvages jusqu’à mourir de faim, au moins au moins mon fils il se serait gargarisé, oui, 

mort de dénutrition mon fils en écrivant les caribous morts et rongés sur son pauvre carnet,

il aurait même écrasé une petite larme en agitant sa crinière, au bar du coin où il avait ses constances, enfin ce type je le vois à l’écran il marche dans la travée ce n’est pas lui bien sûr puisqu’il est mort avec un fils juriste dans une compagnie d’assurances tu m’auras tout fait (mépris, mépris), je n’ai jamais su lui dire, pour les clauses, c’était pas le fric et les promotions, non, c’était les clauses, en écrire des parfaites, des limpides, rechercher trouver balayer tous les cas, courir après les mots justes, c’est ce à quoi j’aspirais, à devenir le roi de la clause, et il m’en a fallu du temps, pour comprendre.

Aujourd’hui il m’arrive d’aller dans son bar, j’occupe la même place, je bois la même bière,  j'entends les mêmes conneries et ma barbe pousse, mon chef m’a fait une remarque sur le manteau acheté chez Emmaüs que je porte, depuis quelques semaines, ça ne collerait pas à l'image de la boîte, rapport aux clients qui ont besoin d'interfaces potables. Le type avance encore, et je le vois distinctement, sur l’écran, sortir un couteau derrière un crâne qui ressemble un peu au mien


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