jeudi

la grosse dame


La grosse dame se contorsionne pour observer ses doigts de pieds boudinés. Elle envisage de les couper, puis de taillader la chair débordante du corps pour en  disperser les appâts par dessus le balcon. Ils pourraient alors s’écraser sur le sol, un feu d’artifice pour les petits du rez-de-chaussée. Réduction de corps. Mise à nu de l’âme. Elle sortirait dans la rue limpide, écrasée de soleil, même pas moite puisque sans peau, les yeux fiers.

Mais la grosse dame a un projet. D’abord, trouver un endroit.

La grosse dame était maigre, petite. Son corps a commencé à enfler, à se dilater tout doucement puis à combler les interstices entres la peau et les os par une matière indéfinissable, gluante et ferme, jusqu’à  ce positionnement écartelé avec la réalité. La matière s’est amollie, les plis ont dégouliné. Elle s’est demandée s’il y avait une limite. Peut-être un jour prendrait- elle toute la place ?
Plus elle est grosse plus les autres s’atténuent, elle voudrait bien les faire disparaître complètement, éviter ces regards doucereux, emplis d’une feinte banalisation cachant misérablement leur absolu contentement de minces roseaux.

En même temps, cette dévastation corporelle procure pas mal d’avantages. C’est indéniable. D’abord, ça limite la concupiscence fébrile. Le libidineux débordant sous couvert de romantisme et de cuisine intégrée dans le pavillon de tes rêves poulette payable avec emprunt de trente-cinq ans. Ensuite, ça induit en erreur, ça imagine naïveté, mollesse, voire bêtise ou léger handicap mental, tout un champ d’acuité intellectuelle obscurci par un tas de viande propulsé en première ligne. Elle peut développer en douce son cerveau sans être inquiétée.

D’accord elle est grosse, mais ni drôle ni joviale. Sa chair débonnaire trompe l’ennemi, en plus elle a l’accent du sud. Au fond d’elle, une statue de Giacometti.

Elle a trouvé le lieu. Londres. La City. Elle s’installe, s’allonge sur un coin de béton entre des immeubles de verre noirs et transparents.
La grosse dame s’incruste dans le sol ; les tissus s’affalent. Tailleurs et complets vestons se hâtent autour d’elle, on la voit à peine, la grosse, quelle immondice on n’a pas que ça à faire, le temps court et l’argent doit affluer. Ou peut-être est-ce une Performance ? Formidable. Quelle idée géniale, tout un symbole. Un journaliste l’interroge. Home sweet home, dit-elle.
Elle ferme les yeux. Continue de réfléchir. A ne pas pouvoir disparaître autant s’exposer, s’était-elle suggérée incidemment. Provoquer. Déranger ?
Sauf que les costumes passent, passent, et repassent. Rien ne se passe. La grosse dame est devenue décor, mobilier urbain.

Alors elle se lève, froissée, maladroite, pachydermique. Elle déborde dans le bus le train l’avion jusqu’à son appartement parisien.

La grosse dame tombe par terre, elle a bu du vin, ne parvient pas à se relever. Quelle misère pense-t-elle. A choisir, j’aurais préféré être pauvre ou immigrée. Elle glousse comme une vieille dégueulasse qui peut tout dire puisque personne ne l’écoute, personne ne s’intéresse jamais à elle sauf peut-être les témoins de Jéhovah ou le plombier attiré par les obèses maternelles et douces.
Elle n’aime pas les mères, ni les plombiers, ni la gentillesse compassionnelle. Elle pourrait se foutre en l’air une fois pour toute basta fini on n’en parle plus pas la peine rideau mais curieusement ne s’y résout pas. Quelque chose à vivre quelque part ? Faire payer ? Cuver jusqu’au bout ? Expérimenter la lie de la lie de cette existence monumentale et ridiculement réduite ?
Une vague tentative psychanalytique avortée pour cause de divan trop étroit n’avait pas répondu à cette question et la laissait désemparée.

Chairs débordantes sur parquet ciré.

Elle peut juste apercevoir, dans le coin droit de la fenêtre, un bout de panneau publicitaire s’insurgeant :
« NON au vieil
Cutané »

Ou elle pourrait prendre son fusil de chasse, héritage du père rustique qui lui faisait boire du café au lait après avoir soigneusement retiré la mouche bleue qui baignait  dedans. Elle irait au centre commercial, et tirerait dans le tas. Soigneusement.

Chairs mutilées sur têtes de gondole.

Pourquoi ?

Et pourquoi pas ?


(Il y aurait bien quelqu’un quelque part pour en faire un film).

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